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De la texture du présent

Au départ il y a eu la chute. Et il a fallut se relever. Il y a un questionnement fondateur et fondamental chez moi, qui est le moteur de ma pratique artistique. Il est le centre, le but de mes recherches. J’utilise tous les moyens possibles pour tenter de trouver une réponse à cette question. Je l’encercle, je l’attaque de tous les côtés. Comme une question en suspend. Une attente. Quelque chose qui travaille sans cesse.

Un phénomène est ce qui est perçu en conscience et dont l'origine se situe dans la nature ou dans le domaine du mental. Tous les phénomènes ne sont pas perçus en pleine connaissance, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas forcément remarqués; j'essaie à travers mes travaux de dégager les limites du rationnel dans la perception d'un lieu. Comment celui-ci nous modifie à travers les perceptions que l'on en a, et à quel moment nos biais cognitifs, nos croyances, notre culture nous font basculer dans l'irrationnel. Chaque lieu est ainsi choisi spécifiquement pour son fort pouvoir évocatif, historique ou énergétique. 

Tous les sens sont sollicités pour découvrir un nouveau trait : souple, nerveux, sinueux, rapide et précis. Une qualité du dessin qui viendrait du ressenti. Etirer une ligne, l’incurver, lui donner sens et forme. Tester les outils pour trouver l’aisance de la main. Puis délier le poignet, le coude et l’épaule. Je viens de la danse, tout le corps est au travail. Une forme de transcription qui ne passerait plus essentiellement par l'oeil. Ainsi le toucher, l'ouie, l'odorat, le goût et les stimulations somesthésiques sont sollicités. Mon dessin, même s'il paraît explosé, anarchique, pouvant tendre vers l'automatisme, est en fait très contrôlé, rigoureux et détaillé. J'appréhende le dessin de l'intérieur du corps. La main est dirigée par les sensations internes des muscles, des nerfs, des articulations, des flux physiologiques, des courants d'énergie qui répondent aux stimuli extérieurs. Il y a un mouvement qui part de l’extérieur (le monde) vers l’intérieur du corps, qui est alors décomposé en sensations que retranscrit la main sur le papier ou dans l’argile. C’est un état de conscience élevé sur des micros évènements internes et externes à ce corps. Je ne suis plus seul auteur, mais deviens coauteur des oeuvres avec la nature englobante. J'oeuvre au sein d'un milieu composé d'entités agissantes, qui collaborent avec moi et guident ma main.

Ma démarche relève d’une conception élargie du dessin qui appréhende ce dernier en tant que processus de découverte et d’expérimentation. En plus de mes dessins, ma pratique comprend des objets et des performances qui en sont comme pour un rizhome, des excroissances simultanées. Peu importe la temporalité de création, la réciprocité est de mise: chaque série d’oeuvres peut ainsi affecter la conception d’une autre. Elles restent ouvertes dans le temps et gagnent par l’expérience des autres. Chaque élément est un potentiel en devenir (ou au repos alternativement).

Tout est en mouvement, en perpétuel échange et transformation, tout entre en situation d’interpénétration. Il n’y a plus de coupure entre l’homme et son environnement, au contraire, une continuité que j’essaie de transcrire à travers une combinaison de dessins et d’objets. A chaque fois l’objectif vise une cohérence d’ensemble. Toutes mes propositions participent à un ensemble plus vaste où chacune soutient l’autre, s’y accorde, lui répond, la lance vers un autre état. Mises en parallèles elles se questionnent mutuellement pour faire émerger de nouveaux sens, de nouvelles lectures.

C’est un art qui part du sensible en direction de la raison. Comme une matérialisation de ma pensée. Mon esprit se structure à partir de l’organisation qu’il met au jour par mon expérience du monde, ma relation avec la nature et l’environnement dans lequel je choisi de m’installer. Je travaille la plupart du temps en aveugle, les yeux fermés. Je ressens, je goute, je touche, j'explore le territoire, et retranscrit simultanément ces sensations en schémas espace-corps.

Mon travail se fonde toujours sur une certaine vérité de l'expérience. Entre science et spiritualité, connaissance et superstition, des expériences cognitives précises et délicates.

Fabrice Cazenave 

Pierre Hemptinne - L'orée - 2023

Le plus curieux est qu’il a vu une fois cette vision très intérieure représentée – saisie – par un artiste. Cette matérialité du vague dans le foisonnement d’une végétation débordante, détachée, loin de tout regard humain, rendue quasiment telle sur le papier, l’imbibant, l’irradiant. A travers les tiges, herbes, feuilles, rameaux, au loin, au plus proche, d’insondables surfaces liquides, eaux dormantes célestes ou terriennes, horizons où fusion et disjonction se touchent, marient leur antinomie, coton d’extase et d’endormissement. Il avait jalousé cette capacité de l’artiste à si bien exprimer cet accouchement imperceptible du vague par le paysage. Comment avait-il fait ? De quel point de vue ? Plus rien à voir avec la contemplation surplombante de la civilisation capitaliste. Et, pour en rendre compte, le lexique de l’amateur d’art ne suffisait pas. Il fallait convoquer le registre des expériences naturalistes. Avec ces dessins, on pénétrait la façon dont les plantes enchevêtrées regardent collectivement le ciel, captent et vivent de lumières, ombres, pénombres, reflets, clair-obscur. Il avait improvisé une fiction explicative pour bercer les rêveries qui lui venaient en regardant. L’auteur, certainement, avait dansé, tourné en derviche dans le végétal, jusqu’à l’extase, jusqu’à s’évanouir. Et ce n’est que revenant à lui, de retour de cette immersion sans réserve, qu’il avait dessiné le souvenir de cette chute/élévation à travers tel coin de terrain vague, « sans plus éprouver de coupure entre le sujet connaissant et les choses à connaître ». Sans doute cette interprétation avait-elle germé en lui par la présence, au vernissage, d’une figure élégante habillée de noir ample, évoquant plus la silhouette d’un danseur que d’un dessinateur. Elle se déplaçait, conversait, passait de l’une à l’autre, liant et entrelaçant ses commentaires gestuels des œuvres accrochées au mur. Elle mettait en mouvement les images en racontant et partageant à chaque fois le protocole d’immersion qui les avait fait naître. Ce danseur-médiateur se révéla évidemment être l’artiste-dessinateur. Il se souvint que le fait d’unir, dans sa tête, danse et dessin, idée somme toute banale, là, lui fit l’effet d’une révélation. Il était témoin de quelque chose de peu courant. Nature imitée, gestes dansés, technique de dessin, soit transcription en gestes et capacité motrice, au niveau du cerveau, d’informations visuelles jugées importantes. Il renouait avec une force très ancienne, ancestrale, non plus dissimulée sous des savoir-faire sophistiqués, mais mise à nu. « Une récente analyse neuronale de la danse a révélé que synchroniser le mouvement du pied avec la musique stimule des régions du cerveau précédemment associés à l’imitation, et ce n’est peut-être pas une coïncidence. Danser paraît requérir un cerveau capable de résoudre le problème de correspondance. » (K.Laland, p.327)

L’herbier où lui parle les disparu-e-s

Il y avait aussi de grandes planches d’herbier. Troublantes. Ces organismes végétaux, mis en exergue, s’apparentait plus à l’art du portait qu’à la nature morte. Des entités singulières, des personnalités y vibraient, envoyaient des signaux d’humanité. C’était exécuté au fusain. L’image naissait autant du tracé que du gommage, ce qui donnait une étrange chair où apparition et disparition unissent leurs effets, la respiration des saison y fusionnant l’automne et le printemps, l’hiver et l’été. Feuillages palpitants. Chaque planche était consacrée à une espèce, châtaignier, frêne… L’image est nette, précise, authentique, plus vraie que vraie, irréelle. Cette véracité n’est pas celle des guides d’identification naturaliste. Il n’y a ici aucune volonté de faire coïncider un spécimen avec son modèle. Au contraire, le trait a cherché cette ligne où le spécimen s’affranchit du taxon, explorant une bifurcation, une individuation expérimentale. Ce n’est pas non plus un exercice d’amoureux de la nature pâmé devant la beauté désincarnée des branches, des feuilles, des fleurs. Chaque planche est une rencontre avec tel individu de telle espèce. Un échange. Ce qui soulève l’impression d’une part d’autoportrait. Pas « un frêne », un « châtaignier » … Mais dans ce frêne, ou ce châtaigner, telle branche, tel bouquet, tel rameau, telle communauté de tiges et de feuilles qu’il reconnaît et qui se différencie dans la globalité du feuillage d’un seul même arbre et avec laquelle il célèbre une « fusion mentale » providentielle, procédant à « l’incorporation des identités animales ou végétales » au fil de son immersion ritualisée dans la nature. L’herbier raconte en chaque plante la cristallisation d’individuations plurielles, se différenciant de la classification statique, standardisée. Aucune de ces entités végétales ne correspond aux stratégies cognitives humaines, elles en troublent les processus fixistes. L’artiste rend ce trouble contagieux à travers l’émotion esthétique transmise par ses œuvres. Pour saisir ça de façon visuelle, il a adapté à tâtons, en dansant, en dessinant, les techniques « d’une lente plongée méthodique et consciencieuse dans la matérialité des corps et des comportements qui permet d’accéder à une nouvelle version sensorielle de la réalité » devant soi et en soi et se voir alors ouvrir l’accès extatique à « ce que cela fait de voir le monde du point de vue de la créature » que l’on projette de dessiner . Il peut alors la tracer – la créature, la plante – en train de capter le monde à sa manière, de le métaboliser, et non plus simple figurante passive reflétant la façon dont l’humain répertorie le monde. Il les dessine en apparitions uniques, éphémères. Rameaux lunaires, de cette blancheur spectrale de négatif photographique, flottant, dérivant, ondulant par-dessus une obscurité brouillonne, insondable, striée, griffée, scarifiée, calcinée par endroits, fossilisée à d’autres, fondante et neigeuse parfois, et qui est le bois sans âge qui les engendre, le tronc insondable où elles greffent leur vie, leur différence vivante, d’où émergent leurs personnalités de ramures vif-argent, aériennes.

Cela prend encore plus de force si l’on se penche sur la manière dont l’artiste archive ses cheminements sous la forme de cartographies incertaines, sans fils biographiques linéaires, univoques, favorisant les représentations éclatées, plurielles où sont positionnés des nœuds à partir desquels e sédimente une corporéité qu’il reconnaît comme sienne. Il n’y représente pas la constellation de ses œuvres, mais à travers elles, les moments où ses protocoles esthétiques lui ont permis d’entrer en contact avec différents aspects du vivant, rencontres entre son intériorité et d’autres réalités mentales, animales, végétales, minérales. Une œuvre ne signifie pas une appropriation à sens unique, l’établissement d’un droit de propriété sur l’expression sensible de l’univers. Mais aussi un don, un abandon, un échange, là j’ai donné et reçu, j’ai acquis et me suis en partie évanoui dans la nature. Ce qui souvent se présente comme curriculum, liste de moments saillants esquissant une conquête, une avancée, est restitué à la matière vivante, aux cercles concentriques de l’âge d’un arbre-totem, aux circonvolutions nuageuses d’un ciel où l’âme toujours aspire à dériver, y reconnaît sa matrice primale. Le devenir, l’œuvre en train de se construire, tout n’est que territoires partagés. Si de nombreuses productions artistiques alertent sur la crise climatique – même avec les meilleurs intentions du monde, comme Fabrice Hyber et ses fresques didactiques - , elles ne font qu’informer et, d’une certaine façon, profitent du cours de la bonne conscience, comportent toujours les traces d’une transaction avec le marché de l’art. Face aux images réalisées par Fabrice Cazenave, tout autre chose se produit : une expérience intime qui déplace le point de vue, fait migrer le sensible vers une autre perception de la place que l’on occupe dans l’univers et conduit à se penser « au service des vivants » bien plus profondément que n’y réussit la raison, la propagande ou le marketing vert. Un travail artistique qui initie à une « économie de l’attention aux détails et du soin, de la rencontre et de la connaissance sensible, qui ouvre l’imagination et prépare à rendre intéressante une situation dans ce qu’elle a de particulier » . Par la pratique du dessin déployé comme danse au cœur du terrain vague, par le régime d’images qui s’y cristallise, les émotions à partager qui en découle lors de leur exposition, « il s’agit toujours de tenter de plonger dans le bocal des autres vivants, de s’immerger, à défaut de participer, de comprendre au moyen de l’expérience, de la discipline et de l’imagination ce que veut dire vivre comme un oiseau ou comme une plante. » C’est encore assez banale de dire cela, à l’époque où célébrer les proximités entre humains et non-humains est devenu courant, normatif. Mais le choix des œuvres présentés en 2022 à la galerie la Ferronnerie, laisse entrevoir quelque chose de plus : dans un processus d’échanges avec le coin de nature qu’il explore, l’artiste a créé une sorte de niche où l’environnement coopère à son travail artistique ; les plantes, d’une certain façon, se dessinent avec lui, à travers lui. Le désir de dessiner façonne les espèces avec lesquelles il interagit, celles-ci à leur tour tirent profit de cet art du dessin d’après nature. « En fait, tous les organismes façonnent des dimensions importantes de leur environnement local par leurs activités à travers un processus connu sous le nom de « construction de niches » : par exemple, d’innombrables animaux creusent des terriers, construisent des nids et des monticules, tissent des toiles et fabriquent des poches à œufs ou des cocons. » Dessiner dans le paysage, ici, a tissé une orée entre culture et nature.

L’Energie et le mouvement de la nature par Pauline Lisowski - 2021

Fabrice Cazenave tente de voir au-delà de ce qui se présente à lui. L’immersion dans des lieux de nature l’invite à être réceptif aux diverses sensations qu’il restitue ensuite dans ses œuvres sur papier. En dessinant les yeux fermés, en pleine conscience, il transmet l’énergie qu’il reçoit au contact des éléments naturels. Il fait confiance à ce qu’il ressent par son corps, écoute les sons de la forêt, prend le temps d’éprouver le site et d’accueillir les sensations procurées par la présence de végétaux.

Chaque temps passé à l’extérieur est inscrit dans ses carnets de dessins où il témoigne par des signes, des tracés et des formes, ce qu’il a perçu. Même s’ils paraissent relever d’une écriture auto- matique, ses dessins sont en fait les fruits d’une attention fine au monde et à l’écoute de son intérieur.

Un déplacement et un balancement se révèlent dans les dessins au fusain de cet ancien danseur. L’artiste capte ce qui apparaît en lui et transcrit ses émotions le plus précisément possible. Les végétaux surgissent dans ses œuvres sur papier, comme des êtres vivants doués de proprioception, capables de réagir au vent et autres conditions climatiques.

Au fur et à mesure de ses expériences, il décide de créer ses propres fusains à partir d’essences d’arbres différents. Cet outil est spécifique à l’espèce qu’il dessine. Ce processus de travail convoque le cycle du végétal et suggère la résurgence de la vie des plantes. À partir de la pyrolyse du bois, il réalise également des herbiers de plantes fossilisées. Ses œuvres constituent la mémoire des espaces parcourus. Les œuvres de Fabrice Cazenave nous incitent à une plus grande acuité, à mettre nos sens en action, en éveil. Plus ceux-ci sont ouverts, plus d’autres réalités s’offrent à nous.

Invité dans le cadre de la résidence d'artiste organisée à Antibes par le musée Picasso , l’artiste fut attentif aux différents végétaux qui habitent les milieux à la fois urbains et plus sauvages de la région. Il a exploré trois écosystèmes différents et a découvert des espèces à la fois exotiques et d’autres endémiques. Fabrice Cazenave s’est intéressé à la résistance de ces dernières, qui s’accrochent et poussent sur les roches. Il a pris soin de dessiner ces plantes originaires du territoire suite à ses observations lors de promenades avec un botaniste et une archéologue. Ses œuvres sur papier au graphite s’approchent à la fois de l’art du dessin botanique et montrent le végétal dans son environnement. Son ensemble de fusains de ces même espèces, posés en ligne sur une tablette, s’apparente à un herbier qui leur fait écho.

Dans ses grands formats réalisés au fusain intitulés The garden of shadows, les plantes appa- raissent monumentales, en réserve de blanc, tels des fantômes d’espèces qui resurgissent et laissent la place à ce qui peut ensuite advenir. Ses œuvres sur papier révèlent aussi des plantes importées, qui se sont adaptées au milieu. Représentées à l’échelle 1, elles nous amènent à imagi- ner un monde étrange où des végétaux exotiques prennent de l’ampleur et habitent les jardins urbains des villes de côte d’Azur.

Ses sculptures composées de plantes carbonisées et d’objets de rebus, des laisses de mer, se rapprochent des natures mortes, témoins d’un milieu marqué par l’anthropisation. Ses œuvres évoquent des plantes qui cohabitent avec les déchets chimiques. Elles manifestent l’apparition d’un nouvel écosystème typique d’une nouvelle ère. Ces espèces qui luttent pour leur survie. Posées chacune sur un miroir horizontal, elles rappellent également l’étendue de la mer et l’horizon qui se déploie à perte de vue. Au sol, Chemical flowers est composée d’un ensemble de fleurs en fusain et d’argile noire, comme échouées dans une antenne parabolique rouillée. En dessin, ces composi- tions d’éléments apparaissent d’autant plus comme des bouquets, témoins de notre ère anthropo- cène et des traces que nous laissons sur les espaces naturels.

Dans le bois de la Garoupe, l’artiste a réalisé des dessins les yeux fermés. Ses œuvres sur papier de pierre qu’il nomme Herbier témoignent de la vie de la plante, de ses mouvements, quasi imper- ceptibles. En entrant en relation avec les végétaux, il rend visible leurs interactions. Ses dessins montrent des fantômes de végétaux, qu’on reconnait plus ou moins, en mouvement. Leur allure reste en mémoire. La lumière fait jaillir le végétal qui apparait et disparait. La plante intranquille, était, est, sera toujours là, telle est la pensée qui émerge de ses dessins.

Son exposition propose une déambulation à la découverte des espèces qui poussent dans différents habitats et surgissent telles des résistantes dont il faut prendre soin. L’artiste nous invite à prendre différentes postures face aux plantes, certaines nous dépassant, d’autres nécessitant une attention fine et une observation de près. Il explore différentes représentations du végétal, du dessin au trait, tel qu’on en trouve dans les livres de botanique, au dessin plus expressif où le sujet émerge dans une réserve de blanc en passant par un travail réalisé les yeux fermés.

Des questions liées à l’archéologie, à la botanique, à l’écologie et au devenir d’un milieu sont au cœur de cette exposition. Fabrice Cazenave s’engage dans la préservation de l’environnement et a conçu son travail artistique en résidence dans un profond respect du vivant en prêtant attention à une économie de matériaux. Les fusains seront ensuite rendus à la nature et poursuivront un nou- veau cycle de vie. Ainsi, l’artiste tend à nous faire prendre conscience des espèces qui cohabitent dans ces sites naturels et nous incitent à y prendre soin. Ses œuvres témoignent des connexions que nos corps peuvent avoir avec le vivant végétal.

In The garden of shadows by John Marchant    2018

Fabrice Cazenave’s exhibition The Garden of Shadows provides plenty of evidence that the artist arrived at Murray’s Cottage from Paris with a willingness to engage with the spirits of the place and the country. Cazenave’s practice particularly involves an engagement of all the senses with all the stimuli they encounter – be it the slightest pressure of wind on the skin, the adjustment of muscle and bone to ground oneself , a filtering within the auditory cortex of the sounds of rustling leaves. Trained to a high level as a dancer, Cazenave’s control of his breath allows him to go deep. Although he has done drawings under hypnosis, to date he had almost exclusively made site specific drawings in partnership with the locus geni of an area of woodland near the family home in Pau, near the Pyrenees, France.

“The reality is not what we see. We need all our senses to feel the real.” F. Cazenave London February 2019
Once installed at Murray’s Cottage in Hill End, Cazenave would wake early, water the plants and feed the birds. Entranced by the intensity of light he would then start early, to draw in the early hours. He would move across the lawn of the cottage as the sun moved across the sky, following and drawing the shadows of the trees and plants. Three large hangings feature in this show, all of which originated as black lengths, pre-bleached to the beige of the land not in the Australian sun but in a Parisian bathtub. Cazenave then drew directly onto the fabric using charcoal and pencil, creating a time-based portrait of the garden, not of figurative fact but of something much more transitory, an illusion, a picture of something that was never there.

Once the outlines were done, the sun had risen to its height and the shadows had disap- peared, Cazenave would pack his materials away and, after a quick lunch, would head into Hill End to work on his series of ‘close eye’ drawings. Cazenave has been drawing with his eyes closed for many years. He does this to move his focus inwards, into the sinews and synapses of his body, tracing the subtle movements of his mind through the viscera. For this series, Cazenave would work on pre-prepared sheets on paper, on which a kind of charcoal wash would be marked, often using the fingers, or parts of the forearm to materia- lise his sensory responses.

In addition to the three large works on fabric and the series of twenty four ‘close eye’ drawings of the landscape, Cazenave completed two works that merge layers of paper and acetate, figurative drawing overlaid with a blind drawing. “...a drawing of the energy of the place. One is no more real than the other”.

Cazenave felt the weight of ghosts around him during his residency, yet he also felt an extraordinary freedom, once walking some distance from his home, climbing up into the hills and taking off his clothes to feel the wind and hear the rush of birds in the airstreams. And despite being conscious of the possibility of the very earth collapsing under his feet (disused mine shafts can be a danger) he found an unexpected comfort that allowed him to connect with the spirits around him. “I found a deep connection with Hill End. Everything was better, my health was better, no headaches, nothing. Everything was better for me. I was alone, and absolutely free.”

Invocations par Marc Lasseaux   2018

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De ce détour par l’histoire de l’art et l’art contemporain, retenons que le corps de l’artiste est un corps agissant en vue d’une oeuvre qu’il lui fait extériorité (donner forme à une oeuvre peinte ou sculptée) et d’un corps comme surface de l’oeuvre, c’est-à-dire de l’intériorité même de l’artiste, de sa plastique propre par le jeu de ce qu’il ou elle fait supporter à son corps comme épreuves et limites.
Si l’on peut inscrire le travail de Fabrice Cazenave dans la filiation du corps de l’artiste et de ses usages, il me semble qu’il s’apparente au corps agissant plus qu’au corps-surface de l’oeuvre. C’est de l’intériorité de l’artiste, de ce qu’il perçoit et ressent de ses expériences à l’aveugle ou sous hypnose que s’organise l’oeuvre dessinée, sculptée ou peinte. L’environnement immédiat, disons contextuel de chaque oeuvre a un effet décisif. Qu’il s’agisse de la forêt ou de l’atelier, Fabrice y trouve de la matière : sensitive par les odeurs, le toucher, les sons, ou ce qui se trouve là à l’état non artistique au moment de l’action, qui, par incorporation au travail artistique, participe de l’objet dessiné ou sculpté. La tête « Tiresias » en plâtre et débris d’atelier relève de cette catégorie.
Il y a une différence fondamentale entre le corps mis à l’épreuve ou corps aux limites et l’usage par Fabrice de son corps propre c’est, de notre point de vue, la question de son usage. L’interview rapporté dans cette publication l’éclaire. Le corps de l’artiste capte et retranscrit des impressions sensitives, des affects nommés et mis à distance, de la vision interne projetée en formes sur le papier, la toile ou le plâtre. D’une image psychique qui s’impose d’elle- même, non contrôlée, seul ou avec l’aide d’un tiers (le psychothérapeute) à laquelle forme et matérialité sont données. Ce qui me vient ici, c’est ce qu’en allemand on appelle « Gestalt », c’est-à-dire forme au sens de la matérialité d’une image psychique associée à son contexte. Au quotidien, nous sommes habités de nos propres Gestalt, c’est-à-dire de représentations psychiques. Souvent, le réel - ce qui a lieu - diffère de ce que nous nous étions représentés par le jeu du désir et de son visage inversé : l’angoisse, ou encore du fantasme.
Dans les pratiques thérapeutiques de l’hypnose - bien loin de l’hypnose de foire qui ferait tenir en lévitation des personnes par la seule puissance du magicien - comme l’explique Fabrice, c’est en état d’éveil qu’une personne substitue une réalité à une autre par le jeu de la pensée et des sensations associées.
Le travail de Fabrice se situe aux confins de la performance, d’une performance dont le spectateur voit le seul résultat plastique. Le choix intériorité-extériorité de l’artiste se fait sans violence, ni mise à l’épreuve des limites du corps et du psychisme. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’épreuve. Il y en a de par le choix performatif. De son expérience du théâtre dansé, Fabrice Cazenave en a retenu la mobilisation énergétique, la forme qui prend corps et son double le corps qui donne forme, et une quête. Une quête d’où le religieux en tant qu’institution est absent, mais d’où l’étymologie de religion, c’est-à-dire « relié à » se déploie par le geste et la forme, par l’espace et par la matérialité des affects et impressions représentées.

Les chimères de Fabrice Cazenave  Anaïs Feyeux  2009

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Aux prémices du travail, il y a les lieux de l’enfance, des lieux foulés, refoulés que Fabrice Cazenave image comme des obsessions. Mais le regard n’est ni innocent ni nostalgique. Ce retour est, telle une catharsis, violent et bouleversé. La charge émotionnelle est trop forte, indicible, l’absence de titre aux œuvres le souligne. Elle déborde le cadre d’une représentation sublimée des souvenirs heureux de l’enfance ou ceux, plus objectifs, d’un lieu de vie réexaminé par un œil adulte et réduit à sa seule possibilité d’habitacle. 

 

                Chez Cazenave, les lieux photographiés sont les enveloppes du souvenir. Ils apparaissent sauvages, hantés, brinquebalants comme à ses yeux d’enfant. D’ailleurs, à bien y regarder, ils ne peuvent être authentiques. En témoigne, dans les dessins, le choix des couleurs – le violet d’un tronc, le noir des feuillages, ou le saumon de quelques sapins – qui reflète cet « arrangement » de la représentation. Les modifications sont moins immédiates dans les photographies de paysage, mais l’absence du reflet d’un arbre dans la marre ou la superposition de deux végétations distinctes relève du même processus. Le malaise est d’autant plus prégnant. Tout est plausible, mais rien n’est possible. Qui nous ment ? Si les lieux sont illusoires et donc impénétrables, c’est qu’on nous cache quelque chose, qu’on souhaite y perdre le spectateur sans qu’il puisse, lui non plus, en ressortir. Telle Alice, le miroir traversé. Pas d’échappatoire, les ciels presque toujours absents accentuent cette impression d’enfermement. Quand ils existent, ils sont derrière les arbres, si éloignés qu’ils en deviennent inaccessibles. Dans les dessins en noir et blanc, le noir domine, masse sombre et impénétrable qui mange souvent plus de la moitié de la feuille. L’enfermement de l’image n’en est que plus marquant. Non seulement le souvenir enfantin n’est pas heureux, mais il étouffe jusqu’au spectateur même. Il ne connaît pas ces lieux, mais y est comme absorbé.

La sauvagerie de la nature recouvre la présence humaine. Les baraquements en bois, la caravane, les pièces de béton sont ensevelis. Le portrait noir et blanc de la série n’a ni cheveux, ni coiffe. À leur place, sont greffés des minéraux, imposants puisqu’ils sont deux fois plus gros que le visage, et surmontés d’une forêt naine. Le visage, relégué au bas de la feuille, est comme expulsé hors cadre par cette nature extra-ordinaire. Alors que le dessin semble indiquer que ces vues naissent de l’imaginaire et de la pensée de Fabrice Cazenave – c’est un autoportrait – , il avertit aussi qu’elles ont tôt-fait de prendre l’ascendant sur lui, de le dépasser et le déposséder de ses visions. Ce sont elles qui l’habitent, et non le contraire. En n’étant plus assujettis à lui, elles prennent le pas sur la subjectivité de laquelle elles naissent. Les photographies de paysages dépendent du même procédé. En reconstruisant une image de forêt à partir de différentes prises de vue, Fabrice Cazenave sort de la forêt de son enfance. Le paysage représenté n’étant plus un lieu spécifique, il devient un modèle de forêt. Les images hantées de Fabrice Cazenave s’objectivent. Elles ne sont plus personnelles ni rattachées à l’obsession d’un souvenir en particulier, mais deviennent l’obsession en tant que telle. 

                Les édifices humains en ruine accentuent l’angoisse. Contrairement aux habitudes, l’espace naturel n’est ni acculturé ni dégradé par l’homme. Les abris – la construction en bois et la caravane – nés pour être des protections face aux contingences naturelles – les changements climatiques ou les menaces dues aux animaux – perdent leur utilité et montrent la vulnérabilité humaine devant les phénomènes naturels. L’expansion des bois semble ici plus forte que toutes les défenses humaines. Que valent dès lors la culture et la société ?

 

Fabrice Cazenave ne dit pas autre chose lorsqu’il représente la figure humaine. Comme les ruines recouvertes dans les photographies, les hommes, dans les dessins, s’effacent au profit de la nature. Ils sont esquissés dans ceux en couleurs, et presque perdus dans le paysage obscur des noir et blanc. Les symboles de civilisation qu’ils apportent avec eux – les vêtements, outils ou verres – s’avèrent  inutiles et dérisoires. L’homme ne domine plus la nature. Quand il est, d’ailleurs rarement, debout, son regard est baissé vers la terre. Sinon, il est accroupi, à quatre pattes, assis ou encore allongé. Sans ascendance sur le lieu, il est happé par lui. Isolé de la société, il retrouve son état bestial, toujours à demi dénudé, et se mue parfois jusqu’à devenir une chimère. Tête ou corps de cerfs, tête d’ours, la bête est sauvage par essence. L’homme renoue avec sa condition animale, mais aussi avec les mythes antiques, les chimères représentées faisant écho aux écrits d’Hésiode ou d’Homère et à la mythologie grecque. Ici, les intemporalités que sont la survivance d’une animalité dans l’homme, la tradition et surtout l’a-chronologie des mythes se rejoignent.

            Cela est d’autant plus troublant que dessins et photographies représentent Fabrice Cazenave lui-même. Il est endormi, masqué voire dédoublé. Les dessins de couple sont les seuls de la série dans lesquels l’action soit apaisée. Le même représenté et retrouvé devient une béquille pour lui-même dans la sauvagerie forestière. Les agissements des deux personnages sont communs : ils se penchent sur un animal mort, partagent une boisson ou regardent dans la même direction. Mais ils continuent à maintenir  le spectateur dans son interrogation et son incompréhension. On croyait l’oiseau tué par l’un des protagonistes, mais l’autre pleure. Ailleurs, on ne peut savoir ce que les deux êtres surveillent, l’événement est hors-cadre. Plus tard, le verre partagé par ces deux mêmes semble incongru au milieu de cette nature sauvage. Aussi proches soient-ils, ces mêmes sèment le trouble dans la familiarité que devrait signifier l’autoportrait. La lecture immédiate de l’action est contrariée par sa déraison.

Ces figures d’adultes au sein de réminiscences enfantines s’allient – ou se confrontent – aux constantes mythologiques et animales, en un mélange qui peut aussi bien être qualifié de paisible – ci-contre le couple cerf-homme autour d’un verre – ou d’inquiété, comme pour le mi-homme mi-ours sur ses gardes, sans que l’on puisse savoir si celui-ci est en position d’attaque ou de fuite. Confrontations de temporalités donc, d’attitudes, mais aussi de réels et d’imaginaires, les images de Cazenave complexifient les données, complexification augmentée par l’utilisation de deux médiums dans l’approche d’un même phénomène : l’obsession des souvenirs.

Dans les dessins, entrepris à partir de photographies, les personnages sont en action, ou du moins éveillés, pour le premier autoportrait allongé.  À deux reprises, l’être regarde le spectateur. Les mouvements des personnages comme cet appel au hors champ impliquent un continuum temporel et offrent ainsi une consistance et une réalité à l’action. Dans les photographies, par contre, les hommes sont immobiles. Allongés, les yeux clos, ils sont passifs. Il paraît difficile de dire s’ils sont endormis ou morts. La photographie semble arriver trop tard, après l’action, quand l’être s’est retiré de son enveloppe corporelle pour un ailleurs. Elle n’est ni le lieu de l’instant ni la reproduction d’un fait ; elle fait part de son aspect fragmentaire.

 

Ce schisme entre dessin et photographie est volontaire : là où le dessin est le lieu des êtres, de l’action en train d’advenir et donc du « je suis », la photographie exprime le passé. Les postures y sont abandonnées. L’action a passé – « j’ai joué » – ou relève de l’imaginaire – « je rêve que je joue » si l’on y voit des figures endormies, perdues dans leurs songes. Une fois encore, il est impossible de définir de façon univoque l’emploi que Cazenave fait des médiums. S’il prend à contre-pied l’acceptation usuelle entre reproduction réaliste de la photographie et fiction du dessin, l’association des deux soulève des interrogations. Le dessin représente-il l’action rêvée des personnages endormis des photographies ? La photographie ne serait alors qu’une impossibilité à présenter la complexité de ce qui est, une mise en parenthèses du subjectif et d’une réalité que seule pourrait retranscrire le dessin. Quel caractère véridique accorder alors à cette image photographique qui ne peut rien représenter des projections et des pensées humaines ? Ou alors, le dessin est-il la représentation de ce qui a eu lieu avant la photographie et qui n’a pu être pris par elle ? L’auteur de la prise de vue arriverait trop tard, après le drame, et les regards lancés par les personnages à l’adresse du spectateur dans les dessins ne seraient que des appels de détresse restés vains. Celui qui observe la photographie, mais ne peut agir. Comme le souligne Fabienne Rousso-Lenoir, « puisqu’il n’y a pas de lien possible entre regardant et regardé, il n’y a pas lieu de regarder. Tout regard est en trop. Obscène. » Le spectateur prend la place de la femme de Loth lors de la destruction de Sodome et Gomorrhe. Le drame latent rend coupable le voyeur, l’accuse.

                C’est la tragédie intemporelle : celle de la mythologie grecque et de ses chimères, de la Bible ou encore d’Hamlet. Les mortels alanguis et abandonnés rappelle la célèbre Ophelia de John Everett Millais et le destin de cette femme pure qui, tant par sa virginité que sa noyade, rachète les péchés d’autrui. Ce recours aux allégories élève le souvenir. Derrière le lieu anodin de la forêt, se profilent toutes la douceur et la cruauté des contes enfantins et de la culture occidentale. Cette sublimation de l’histoire personnelle par ces références communes est double : elle appuie le caractère irrémédiable, inéluctable et récurrent de la dualité humaine en même temps qu’elle la rend supportable. L’homme par nature ne peut y échapper. Pour Fabrice Cazenave, s’il existe une histoire humaine, elle ne peut être que tragique.

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